La mélasse, c’est ce qu’on appelle souvent un "résidu", un sous-produit issu de la fabrication du sucre de canne. Lorsque les producteurs extraient les cristaux de sucre de la canne à sucre, il reste un liquide épais, noir et très riche en sucres non cristallisables : c’est la mélasse. Sa forte teneur en sucres (entre 50 et 60 %) en fait une matière première idéale pour la fermentation.
Longtemps méprisée ou donnée comme aliment au bétail, la mélasse a trouvé un rôle central dans la production de rhum. Historiquement, au XVIIe siècle, sur les plantations coloniales des Antilles ou d’Amérique du Sud, c’est elle qui, mêlée à de l’eau et fermentée, a donné naissance aux premiers rhums, impétueux, rustiques, et bien différents des produits que nous connaissons aujourd’hui.
Pour l’anecdote, la mélasse a tellement marqué l’histoire de certains territoires qu’on la surnomme encore “Black Gold” dans certaines anciennes plantations des Caraïbes. Si elle était autrefois un produit mal-aimé, elle est aujourd’hui valorisée par de nombreuses distilleries comme une matière noble à part entière.
Le rhum produit à partir de mélasse, souvent appelé rhum de type "industriel" ou "traditionnel", représente la majeure partie des rhums consommés dans le monde. Mais pourquoi ce choix ?
La première étape consiste à diluer la mélasse. En effet, la mélasse, à son état d’origine, est trop visqueuse et concentrée en sucre pour une fermentation optimale. Elle est donc mélangée avec de l’eau pour obtenir une solution liquide, que certains appellent le "wash". Le taux de dilution et la qualité de l’eau utilisée peuvent déjà influencer le caractère final du rhum.
C’est dans cette étape clé que la magie opère. Les sucres contenus dans la mélasse sont transformés en alcool grâce à l’action de levures. La nature des levures (cultures spécifiques ou levures indigènes) et la durée de fermentation jouent un rôle majeur dans le profil aromatique du rhum.
Les fermentations rapides, qui durent souvent entre 12 et 48 heures, donnent des alcools légers et fruités. À contrario, certaines distilleries privilégient des fermentations plus longues, parfois jusqu’à une semaine, permettant le développement d’esters et d’arômes plus complexes. Ce processus, bien qu’invisible, est l’un des secrets de fabrication les mieux gardés par les producteurs de rhum.
Une fois la fermentation achevée, le "wash" fermenté est distillé pour extraire l’alcool. Deux types d’alambics sont principalement utilisés :
La distillation est aussi l’étape où les "têtes" (fractions les plus volatiles) et les "queues" (fractions lourdes) sont séparées pour ne conserver que le "cœur de chauffe", riche en arômes et en alcool pur.
Une fois distillé, le rhum peut être mis en vieillissement. Les distilleries de rhum de mélasse jouent souvent avec une grande variété de fûts : ex-fûts de bourbon, fûts de chêne français, ou encore des fûts ayant contenu du porto ou du sherry. Ces variations apportent des touches uniques au produit final.
Dans les Caraïbes ou en Amérique centrale, le vieillissement s’effectue sous un climat tropical, où l’évaporation de l’alcool (la fameuse "part des anges") est rapide, et où les rhums gagnent en intensité aromatique en seulement quelques années. Un rhum vieilli 5 ans sous les tropiques peut rivaliser avec des whiskys de plus de 15 ans vieillis en Écosse. La clé ? La chaleur et l’humidité.
Dernière étape, mais non des moindres : certains rhums sont embouteillés tel quel, parfois même à leur degré brut de fût, tandis que d’autres sont dilués avec de l’eau pour atteindre un degré d’alcool consommable (souvent entre 40 % et 55 %). À ce moment, certains producteurs ajoutent du sucre ou des arômes, une pratique controversée mais autorisée dans de nombreuses régions du monde.
Le rhum de mélasse séduit par un spectre aromatique riche et varié :
Ces caractéristiques en font un rhum très apprécié aussi bien pur qu’utilisé en cocktail, grâce à sa polyvalence.
Longtemps perçu comme un produit standardisé face au rhum agricole, le rhum de mélasse connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Des marques artisanales et des embouteilleurs indépendants redécouvrent ce terroir liquide, en travaillant des fermentations spécifiques, en privilégiant des distillations plus lentes, ou encore en expérimentant avec des finitions en fût inédites.
Des producteurs comme Foursquare à la Barbade ou Hampden en Jamaïque démontrent à quel point le rhum de mélasse, bien travaillé, peut rivaliser avec les plus grands alcools du monde en termes de finesse et de complexité.
Alors, la prochaine fois que vous dégusterez un rhum, n’oubliez pas : derrière chaque gorgée se trouve l’empreinte d’une matière première parfois méconnue, mais ô combien essentielle, la mélasse.